La pensée — Leonid Andreïev par Olivier Werner

[Olivier Werner reprend à partir de ce soir, et jusqu’au 15 février, son solo sur La Pensée, de Leonid Andreïev, sans doute légèrement adapté pour l’espace singulier du « Terrier » au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Nous republions donc (oui, CF republie beaucoup en ce moment ; on dira que c’est désormais cela l’actualité : le retour du passé dans le présent…) le petit post publié à l’occasion de ses représentations, il y a quelques mois, à la fabrique mc11 à Montreuil.]

 

la-pensee

 

Le docteur Kerjentsev a tué — il a écrasé, à coups de presse-papier en bronze, la tête de son plus proche ami, écrivain à succès, époux en fait méprisé de la femme qui l’avait, lui Kerjentsev, refusé. Les circonstances du crime et de la conduite précédente de Kerjentsev font soupçonner la folie : il est interné dans l’attente du procès. C’est dans sa cellule d’hôpital psychiatrique qu’il écrit (sur la scène : dit) les feuillets adressés aux experts chargés de statuer son sur cas : pour leur exposer en détail sa maîtrise, leur démontrer que loin d’être fou, il a sciemment et précisément conçu et réalisé — comme un auteur, comme un acteur — le projet de ce meurtre, vengeance/revanche sur ce rival à succès qu’il méprise, assorti de l’alibi précisément construit de la folie. Folie de la démonstration de maîtrise, rationalité glaçante (et humour noir) de la monstruosité jalouse ; logique méticuleuse, et gouffres monstrueux, de la pensée, jusqu’à ce que le narrateur ne sache lui-même plus s’il est un fou qui démontre qu’il ne l’est pas ou un esprit supérieur qui démontre qu’il est fou : le récit d’Andreïev instaure un vertige. Son personnage pourrait être un monologueur dostoïevskien, mais 30 à 50 plus tard, à l’entrée du XXe siècle (le texte date de 1902) : sans Dieu (?), sans amour, mais sur fond de ressentiment, la folie monstrueuse prenant les traits de l’affirmation d’une l’ultra-maîtrise rationnelle et scientifique dont le XXe siècle se fera une spécialité.

Olivier Werner l’incarne à merveille, dans la petite boîte cellulaire éclairée de quelques néons qui constitue le décor (le spectacle s’inscrit dans une trilogie sur l’enfermement), sachant jouer de la ‘double face’ de cette pensée omniprésente : longtemps les rires fusent de la salle à chaque saillie méprisante de l’assassin, et avec lui l’effroi glaçant d’entendre ce même rire ; quelque chose comme un grotesque froid, sans doute, celui de l’aplomb de cette logique noire ; le vertige est déjà là, et il déploiera progressivement ses ailes. Et Olivier Werner excelle dans l’art de garder une netteté du récit (logique implacable de celui-ci, discrète fermeture des fins de phrases, humour noir non appuyé), tout en construisant une intériorité (non pas une psychologie unie, ni même à proprement parler une profondeur, mais une densité et une complexité humaine, un moi abyssal — que le narrateur s’efforce justement, en vain, de rassembler en une unité de maîtrise). Dans ce genre de cas, tellement il est difficile de trouver les mots pour caractériser une qualité de jeu lorsqu’elle n’est pas que virtuosité, on dit alors : « sacrée performance d’acteur »… Disons simplement qu’Olivier Werner est un grand acteur, et que s’il colle ici particulièrement à la force du personnage et du récit d’Andreïev, ce pourrait être aussi dans cette alliance entre la maîtrise de son jeu (droiture implacable du récit, traits et éruptions, gamme des variations d’intensités et de régimes de parole) et le glissement assumé dans les abimes humains du personnage, dans lesquels il entraîne le spectateur.

La pensée, de Leonid Andreïev

traduction, conception et interprétation : Olivier Werner

direction d’acteur : Urszula Mikos

aide à la traduction : Galina Michkovitch

 

 » La folie est un feu avec lequel il est dangereux de jouer. Si vous grattez une allumette au beau milieu d’une poudrière, vous êtes en droit de vous sentir plus en sécurité que si la plus infime crainte de folie se glisse dans votre cerveau. Et cela je le savais, je le savais. » (La Pensée, feuillet 2)

LUN, JEU, VEN À 20H30 / SAM À 18H30 / DIM À 16H30 (RELÂCHES MARDI ET MERCREDI)

http://www.theatregerardphilipe.com/tgp-cdn/spectacles/la-pensee

La pensée — Leonid Andreïev par Olivier Werner

Le docteur Kerjentsev a tué — il a écrasé, à coups de presse-papier en bronze, la tête de son plus proche ami, écrivain à succès, époux en fait méprisé de la femme qui l’avait, lui Kerjentsev, refusé. Les circonstances du crime et de la conduite précédente de Kerjentsev font soupçonner la folie : il est interné dans l’attente du procès. C’est dans sa cellule d’hôpital psychiatrique qu’il écrit (sur la scène : dit) les feuillets adressés aux experts chargés de statuer son sur cas : pour leur exposer en détail sa maîtrise, leur démontrer que loin d’être fou, il a sciemment et précisément conçu et réalisé — comme un auteur, comme un acteur — le projet de ce meurtre, vengeance/revanche sur ce rival à succès qu’il méprise, assorti de l’alibi précisément construit de la folie. Folie de la démonstration de maîtrise, rationalité glaçante (et humour noir) de la monstruosité jalouse ; logique méticuleuse, et gouffres monstrueux, de la pensée, jusqu’à ce que le narrateur ne sache lui-même plus s’il est un fou qui démontre qu’il ne l’est pas ou un esprit supérieur qui démontre qu’il est fou : le récit d’Andreïev instaure un vertige. Son personnage pourrait être un monologueur dostoïevskien, mais 30 à 50 plus tard, à l’entrée du XXe siècle (le texte date de 1902) : sans Dieu (?), sans amour, mais sur fond de ressentiment, la folie monstrueuse prenant les traits de l’affirmation d’une l’ultra-maîtrise rationnelle et scientifique dont le XXe siècle se fera une spécialité.

Olivier Werner l’incarne à merveille, dans la petite boîte cellulaire éclairée de quelques néons qui constitue le décor (le spectacle s’inscrit dans une trilogie sur l’enfermement), sachant jouer de la ‘double face’ de cette pensée omniprésente : longtemps les rires fusent de la salle à chaque saillie méprisante de l’assassin, et avec lui l’effroi glaçant d’entendre ce même rire ; quelque chose comme un grotesque froid, sans doute, celui de l’aplomb de cette logique noire ; le vertige est déjà là, et il déploiera progressivement ses ailes. Et Olivier Werner excelle dans l’art de garder une netteté du récit (logique implacable de celui-ci, discrète fermeture des fins de phrases, humour noir non appuyé), tout en construisant une intériorité (non pas une psychologie unie, ni même à proprement parler une profondeur, mais une densité et une complexité humaine, un moi abyssal — que le narrateur s’efforce justement, en vain, de rassembler en une unité de maîtrise). Dans ce genre de cas, tellement il est difficile de trouver les mots pour caractériser une qualité de jeu lorsqu’elle n’est pas que virtuosité, on dit alors : « sacrée performance d’acteur »… Disons simplement qu’Olivier Werner est un grand acteur, et que s’il colle ici particulièrement à la force du personnage et du récit d’Andreïev, ce pourrait être aussi dans cette alliance entre la maîtrise de son jeu (droiture implacable du récit, traits et éruptions, gamme des variations d’intensités et de régimes de parole) et le glissement assumé dans les abimes humains du personnage, dans lesquels il entraîne le spectateur.

La pensée, de Leonid Andreïev

traduction, conception et interprétation : Olivier Werner

direction d’acteur : Urszula Mikos

aide à la traduction : Galina Michkovitch

du jeudi 11 au dimanche 14 avril 2013

(jeudi, vendredi, samedi : 20h ; dimanche : 17h)

la fabrique mc11, 11 rue Bara, 93100 Montreuil (M° Robespierre ; tel. : 01 74 21 74 22)

(puis autres dates d’ici l’été : Valence, Les Trinitaires, 18-20 avril ; ( Biarritz, juin ?) ; et la saison prochaine).

 

 » La folie est un feu avec lequel il est dangereux de jouer. Si vous grattez une allumette au beau milieu d’une poudrière, vous êtes en droit de vous sentir plus en sécurité que si la plus infime crainte de folie se glisse dans votre cerveau. Et cela je le savais, je le savais. » (La Pensée, feuillet 2)