» Dans les débits de livres les best-sellers
S’entassent Littérature pour idiots
À qui la télévision ne suffit pas
Ou le cinéma qui rend débile plus lentement
Moi dinosaure mais pas de Spielberg me voici
Réfléchissant à la possibilité
D’écrire une tragédie Sainte noblesse
Dans un hôtel de Berlin capitale irréelle
Par la fenêtre mon regard tombe
Sur l’étoile Mercedes qui tourne
Mélancolique dans le ciel nocturne
Au-dessus de l’or dentaire d’Auschwitz et autres filiales
De la Deutsche Bank sur l’Europacenter
Europe Le taureau est abattu la viande
Pourrit sur la langue pas une vache n’échappe au progrès
Les dieux ne te rendront plus visite
Tout ce qui reste est le dernier Ah ! d’Alcmène
Et la puanteur de la chair brûlée que chaque jour
Le vent sans patrie t’apporte de tes frontières
Et parfois sortant des caves de ta prospérité
La cendre qui chuchote les os en poussière qui chantent
(…)
Après dix ans de guerre Troie était mûre pour le musée
Un objet bon pour l’archéologie
Seule une chienne hurle encore sur la ville
Avec les ossements le vengeur fonda Rome
Coût une femme se brûlant vive à Carthage
La mère des enfants d’Hannibal
Rome allaitée par la louve qui hérita du vainqueur
La Grèce une province dont on tira la culture
Trois mille ans après la naissance
Sanglante de la démocratie par bain filet hache
Ô NUIT MÈRE TÉNÉBREUSE dans la maison des Atrides
Athéna progéniture de la tête manie le forceps
La troisième Rome enceinte du malheur se traîne
Vers Bethléem pour prendre sa nouvelle forme
L’ivresse des vieilles images La fatigue
Dans le dos le murmure interminable
Du programme de télévision AVEC NOUS VOUS ÊTES
AU PREMIER RANG La difficulté
D’imposer le vers contre le staccato
Publicitaire qui invite les voyeurs à sa table
DONNE-NOUS AUJOURD’HUI NOTRE CRIME QUOTIDIEN
Dans ma mémoire fait surface un titre de livre
AU PREMIER RANG Rapport sur des morts en Allemagne
Des communistes tombés dans la guerre contre Hitler
Jeunes comme les incendiaires d’aujourd’hui sachant peu
De choses peut-être comme les incendiaires d’aujourd’hui
Sachant des choses différentes et n’en sachant pas
Tombés pour un rêve qui laisse solitaire
Là où la marchandise tourne en rond avec la marchandise
Leurs noms oubliés et effacés
De la mémoire au nom de la nation
De la nation quoi que ce puisse être ou devenir
Dans l’actuelle mixture de violence et d’oubli
Dans le froid sans rêves de l’espace cosmique
MOI AJAX QUI PERD À FLOTS SON SANG
TORDU SUR SON ÉPÉE SUR LA PLAGE DE TROIE
Dans la neige qui chuchote sur l’écran
Les dieux sont de retour après la fin des programmes
Se consume la nostalgie pour la rime pure
Qui change le monde en désert le jour en rêve
Les rimes sont des jeux d’esprit dans l’espace sans trêve
Les ondes lumineuses n’écument pas sur la grève
La statue de Brecht est un prunier aux feuilles brèves
Et ainsi de suite quoi autant qu’en donne la langue
Ou le dictionnaire de la rime allemande
Le dernier programme est l’invention du silence
MOI AJAX QUI PERD À FLOTS SON »
Heiner Müller, Ajax par exemple (trad. J.-P. Morel, in Poèmes 1949-1995 (« 1989-… ») Christian Bourgois, 1996)
Du 26 au 31 mars (19h), Théâtre des Bouffes du Nord :
Qu’on me donne un ennemi (Ajax, par exemple, Libération de Prométhée, et autres textes de Heiner Müller), orchestré par Matthieu Bauer,
avec André Wilms (lecture),
Matthieu Bauer (batterie), Sylvain Cartigny (guitare), Lazare Boghossian (sample).